Un livre ordinaire se lit. Un livre extraordinaire lit
en vous.
Voyez-le tel un animal de compagnie, un fantôme
fidèle qui fera son nid dans votre esprit. En toutes
circonstances, vous pourrez compter sur lui.
Ce livre que vous tenez, je l’abrite en moi depuis
longtemps. Ma cervelle est lourde de le porter. J’arrive au
soir de ma vie. Je vais mourir, mais mon manuscrit, lui,
doit survivre. Pour cela, il suffit d’une tête bien faite pour
l’accueillir. Si vous daignez lui offrir l’hospitalité, il vous
servira bien. Je vous en fais la promesse.
Mon livre s’appelle le Codex Metropolis. Voilà dix ans
que je l’écris. J’ai hésité sur le nom à lui donner. J’ai choisi
de le dédier à nos villes, métropoles de béton, symboles
glacés d’une civilisation en déclin. Il m’a paru judicieux
d’opter pour un titre latin, en référence à la chute de
l’Empire romain, dans la mesure où nous empruntons
le même chemin. Et puis, quoi de mieux qu’une langue
morte pour relater l’agonie d’un siècle ?
Mais je ne voudrais pas passer pour un rabat-joie.
Notre combat n’est pas perdu. À condition que vous
repreniez le flambeau… Ce Codex contient tout ce qu’il
est besoin de savoir pour rallier notre cause. Pour le
moment, retenez seulement ceci : nous, les Éveillés, nous
battons contre le mal qui convoite les âmes de nos braves
concitoyens. De nos ennemis, je ne vous dévoilerai pour
l’heure que le nom : les Daedalos.
C’est ainsi que mes compagnons et moi-même
désignons les prédateurs qui hantent nos rues. J’ai épuisé
toute ma jeunesse à chercher leur origine. Les légendes de nos ancêtres les mentionnent sous plusieurs aspects :
Banshees, Cluricaune, Farfadets, Korrigans… Les Celtes
les appelaient les peuples du Sidh. Il subsiste peu d’écrits
à leur sujet. Ces créatures veillent à ce qu’il en soit ainsi.
Elles détruisent les ouvrages qui trahiraient le secret de
leur existence. Aussi prenez grand soin de ce livre. Ne le
prêtez à personne.
À présent, laissez-moi vous conter une histoire au
sujet de ces êtres. Un témoignage authentique, extrait
d’un parchemin acquis pour un prix exorbitant…
Salut à toi, camarade.
Bienvenue dans le monde de la rue. Tu cherches tes
repères ? Tu te sens perdu ?
Lis donc les paroles de sagesse de l’oncle Machine.
Je ne prendrai pas de gants. Je n’aime ni les pleureuses
ni les geignards. Tu es dans une merde noire.
Pour commencer, ce Codex Metropolis est une vaste
connerie. L’idée même d’un manuel de survie pour
Éveillés me fout la nausée. Pourquoi pas un recueil de
chansons scoutes, tant qu’ils y sont ? Aucun livre ne fera
de toi un authentique Chasseur de Streums. La seule façon
d’y parvenir, camarade, serait de jeter ce foutu fascicule
au feu pour traîner dans les rues. Traque, piste, flaire,
débusque tes ennemis. Démolis-les. Tue jusqu’à être tué.
Vis par le poing, meurs par le poing.
Des idéalistes, les cimetières en sont remplis. Crois-en
mon expérience. Seuls survivent les pourris.
RÈGLE DE FER NUMÉRO UN : SOIS UN
POURRI.
Je suis une ordure. Je n’ai pas de leçons à donner.
Pourtant, les autres insistent pour que je t’écrive encore
quelques mots. Ce sont d’abominables casse-couilles, tu
as dû le remarquer. Ils m’ont travaillé à l’usure. Soit. Je
vais faire simple. Ces deux pages sont les seules que je
gribouillerai. Tâche de ne pas en perdre une miette.
Tu pénètres dans un monde en guerre. Cette ville est
un champ de bataille. Tu es de la chair tendre que nous
devons, toi et moi, rafistoler d’acier et de rivets, si nous voulons qu’elle tienne une nuit de plus. Lave-toi à l’huile,
ponce-toi les crocs à la disqueuse, mâche de la limaille
de fer, fais-toi une laideur au papier de verre. Oublie
que tu as été humain. Dévoile à la face du monde quel
abominable enfant de pute tu es. Monstre-toi.
RÈGLE DE FER NUMÉRO DEUX : MONSTRE-TOI.
Tu dois connaître ton ennemi mieux que toi-même.
Tu dois penser Streum, bouffer Streum, chier Streum,
matin, midi et soir. Tu entendras parfois des intellos leur
donner d’autres noms : Yokaï ou Daedalos… Laisse-les
dans leur coin. Pour toi, ce sont des Streums, point barre.
Peu importe qu’il en existe de différentes espèces : les
Avarois, les Breneux, les Croquemitaines, les Duretêtes,
les Échardoirs, les Fabellines, les Grandgosiers, les Gare-
Grouilles, les Macabracs, les Nébulistes, les Ondines,
les Pensouillards, les Sanguignoles, les Trollusques, les
Vademanques… Et j’en oublie probablement les trois
quarts. Pour toi, ils n’appartiennent tous qu’à une seule
race : celle qui mérite de crever.
Peu importe d’où ils viennent. Ils ont commis l’erreur
de piétiner nos plates-bandes. Quand une araignée
s’incruste chez toi, tu ne lui demandes pas son passeport.
Tu l’écrases.
Mais ne va pas croire que ce sera chose facile. Les
Streums ne sont pas de vulgaires bêtes. Ils sont bien pires
que cela.
Pour les exterminer, attends qu’ils se nourrissent.
Certaines couilles molles que ne je nommerai pas (Pas
vrai Mab ? Pas vrai Koudelka ?) te diront que nous sommes
là pour protéger les Dormeurs. Envoie-les se faire voir.
Qui nous protège, nous ? Les Dormeurs ne sont que des
asticots bons à planter au bout de ton hameçon. Laisse
donc ta proie en vider un ou deux. Laisse ton Streum se
gaver de Chi juteux, jusqu’à ce qu’il soit repu, qu’il relâche sa vigilance. Alors, élimine-le. Saigne-le. Torture-le. Ici à
la Vigie, nous avons une réputation à tenir. Épouvanter tes
adversaires, c’est t’assurer la moitié de la victoire.
Oublie la peur. Fais-la changer de camp. La peur est
pour l’ennemi.
RÈGLE DE FER NUMÉRO TROIS : LA PEUR
EST POUR L’ENNEMI.
Tu n’as pas encore goûté au sang, pas vrai ? Je vais
te donner le seul conseil dont tu aies besoin. Lors de ta
première baston contre un Streum, dis-toi que cet enfoiré
a mangé tes tartines, tué ton père, battu ta mère et enculé
ton chien. Dis-toi que les Streums sont responsables de
la « merditude » de ta vie. Ne pense plus, penser ralentit,
penser ramollit. Une arme n’a pas besoin de cervelle. Juste
d’être affûtée. Cette ville ne comprend que la sueur et le
sang. Paye le prix de la douleur.
RÈGLE DE FER NUMÉRO QUATRE : PAYE LE
PRIX DE LA DOULEUR.
Tu es le glaive vengeur de l’Humanité. Le napalm
affamé de brûler ces étrangers qui nous envahissent. Ne
fais confiance à personne. Ni aux fondateurs de la Vigie.
Ni à tes amis. Ni à ta famille. Pas même à moi.
Les humains échouent. Les humains souffrent. Les
humains meurent.
Nous vivons à l’heure de la machine. Ta chair n’est
qu’un vestige. Un brouillon de l’évolution. Débarrasse-t-
en. Jette ta combinaison de peau.
Deviens machine. Deviens automate de rouages
acérés, de tubes et de pistons. Une ordure biomécanique
blindée, prête à cracher ses munitions.
RÈGLE DE FER NUMÉRO CINQ : DEVIENS
MACHINE.
J’ai écrit plus que je ne voulais. Assez probablement
pour le restant de mes jours.
Si tu as compris mon message, pose ce bouquin. Ôte
ton masque de singe civilisé.
Et sors montrer au monde quelle monstrueuse
machine de mort tu fais.
Aymeric dit « Machine »,
Pilier et second maître de la Vigie
CODEX METROPOLIS
Section I : Crocheter les Portes de la Perception
PRÉFACE FACIALE : La Mort comme préambule
à la postérité
Par La Garache, chef de file du mouvement artistique IRRÉALISTE
Curieux. Koudelka ne m’a pas encore proposé de
contribuer à son CODEX. Sans doute a-t-il voulu garder
la meilleure pour la fin. Délicate attention. Brave homme,
très. Aussi vais-je lui faire la surprise. Ne pas décevoir
les fans, important. J’imagine son coeur ému de larmes,
lorsqu’il lira ma prose collée à la super glu sur un ennuyeux
traité consacré à la mescaline. Pauvre Mab, style trop
informatif, froid, aucune sensibilité : elle comprendra. Son
texte ne pouvait rivaliser avec le mien. Grand honneur de
l’avoir recyclé. Rien ne se perd, tout se transforme.
À présent, crochetons ensemble les PORTES DE LA
PERCEPTION. Cette section ne pourrait être complète.
Pas sans un billet de ma part. Car avec la MORT,
l’AMOUR et la DROGUE, l’ART est la quatrième clé
ouvrant au monde de l’invisible. À l’irréel. Au Sidh.
Cela dit sans dénigrer personne, mes compagnons
ont le sens artistique d’un bloc de fonte. Moi seule suis
qualifiée. Soit. S’il faut éclairer vos esprits ignorants, je
me dévoue.
L’artiste doit inspirer le peuple. Aussi vais-je me
démocratiser pour vous…
I. L’ART SUAVE SAUVE
L’art n’est pas la cinquième roue du carrosse. Il est le
carrosse tout entier. Son conducteur. Son attelage et la
route qu’il emprunte pour atteindre la sagesse véritable.
Hélas, je suis une artiste incomprise. Les autres me
croient folle. Je m’y suis résignée. La tragédie des génies
se résume à la jalousie des médiocres.
À vous amis béotiens avides de connaissances, je fais
cet aveu. Je ne suis pas folle. Semblant, je fais. Afin que
l’on me fiche la paix. Que j’aie le temps de créer. Guère
difficile, il est vrai. Je fais tout ce qui me traverse la tête.
J’abolis le filtre moral castrateur. Je libère mon MOI du
carcan social. Je brise mes chaînes. Je suis une artiste
vraie. Comme disait Vilhelm Ekelund : « La solitude est
un art. »
La folie ne doit être freinée. L’extravagance est la
marque du talent. Seuls les pleutres prétendent le contraire.
Exalté. Emporté. Extrémiste. L’artiste est tout cela.
Antonin Artaud a séjourné en asile neuf années durant.
Van Gogh s’est coupé l’oreille. Richard Dadd a poignardé
son père. Le génie a sa gravité propre. Elle vous dévie de
la norme.
« On doit être une oeuvre d’art ou porter une oeuvre
d’art. » Pas de moi. C’est d’Oscar Wilde. Mais je m’égare…
Je vous ai convaincus. À présent, vous avez compris.
L’art est tout.
Je ne suis pas la première artiste Éveillée. D’autres,
avant moi. J’en prends leur oeuvre à témoin. Les portraits
tourmentés d’Edvard Munch, dénonçant l’aliénation des
Dormeurs. Les paysages souterrains de François de Nomé
décrivant le Sidh. Les créatures tourmentées de Zdzislaw
Beksinski, figurant sans conteste des Daedalos. J’aurais
pu citer Salvador Dali, Jérôme Bosch, Francis Bacon et
bien d’autres.
Nombre de peintres artistes ont réalisé leurs plus belles
oeuvres après avoir obtenu la Vue. Exalte la sensibilité.
Permet de dénicher la beauté où qu’elle soit.
« L’art de peindre n’est que l’art d’exprimer l’invisible
par le visible. » Eugène Fromentin. Oui, lui aussi.
Avec mon oeuvre, moi, La Garache, j’ai jeté les bases
du mouvement IRRÉALISTE. Posé les fondations du
pont qui relie notre culture à la Leur. Comblé le fossé
philosophique entre la Surface et l’En-deçà. Entre le visible
et l’invisible.
Les autres ne l’ont pas encore réalisé. Bienheureux
aveugles. Mais j’ai creusé les canaux par lesquels coule
l’onde de demain.
Le mouvement IRRÉALISTE est la clé de voûte
du futur.
J’en suis la chef de file et l’unique représentante.
À présent que vous en avez mesuré l’importance, je
ne doute pas que vous brûliez de me rejoindre. Toutefois,
n’est pas un artiste IRRÉALISTE qui veut. Il est une
condition sine qua non pour rejoindre ce mouvement.
Vous devez dompter l’Absinthe du Labyrinthe.
Je connais toutes les billevesées qui se racontent sur ce
divin liquide. Les mauvaises langues lui attribuent même
ma folie. Bien peu ont compris ses vertus. Laissez-moi
vous introduire dans le cercle restreint des initiés…