Je dédie ces lignes à la mémoire de mes parents. Vous me manquez. Vous ne
méritiez pas votre sort. Pas un jour ne passe sans que je maudisse la Mort et son manque de discernement lorsqu’il s’agit d’éclaircir les rangs de l’humanité.
Qu’on se le dise, il y a des coups de faux qui se perdent.
Je ne crains pas de l’écrire : Madame la Faucheuse, vous faites mal votre travail. Je vous le dirai bien en face, le jour où votre incompétence vous poussera à commettre votre ultime bévue : vous
en prendre à moi. Car, à moins que vous ne soyez encore plus lâche qu’on le prétend – à surgir quand on vous attend le moins – vous êtes réputée travailler seule. Un conseil tout de même, entre
gens du métier : prévoyez des renforts avant de me rendre visite. Dans notre filière, celle de l’assassinat, on rencontre parfois des clients pleins de surprises.
Je suis plein de surprises.
Au risque de me répéter, le travail mal fait m’exaspère. Aussi ai-je décidé de vous remplacer. Je soufflerai moi-même la flamme de ceux qui ont trop vécu, mais pas comme vous, en frappant au
petit bonheur la chance. Non Madame. Moi, j’apporterai une mort méthodique, ordonnée.
Qui d’autre le pourrait ? N’ai-je pas réussi là où vous avez échoué ? N’ai-je pas retrouvé, moi et moi seul, ceux qui vous ont échappé, ici, à Mont-en-Baroeulf ?
Mes victimes auront beau supplier de leur voix chevrotante, tenter de se défendre... Aucune ne m’échappera. Pas à présent que je sais quelle hideuse vérité cachent leurs sourires édentés, quel
plan retors masquent leurs faciès ridés…
« Quentin ! » appelle une voix chevrotante. « Descends manger ! »
La plume cesse de gratter le papier. Le jeune homme, assis à son bureau, referme maladroitement son carnet de notes. Il se lève. Il observe le crucifix accroché au mur, face à lui. Une lueur dans
les yeux du Christ l’interpelle. De la réprobation ? Pour ce qu’il projette de faire ? Quentin résout le problème en collant un Post-it jaune fluo sur l’effigie du Sauveur, dont le regard
inquisiteur disparaît derrière les mots : Jésus vous aime, inscrits dans un cœur d’encre baveuse. Il marche ensuite jusqu’à la porte de sa chambre, l’air grave. Il tourne la poignée, fait
quelques pas dans le couloir puis se penche par-dessus la rampe d’escalier.
« J’arrive Grand-mère ! » répond-il d’une voix mielleuse.
Baroque ’n’ Roll, février 2012, éditions Midgard
Ainsi fut relaté le premier cas officiel de réanimation spontanée. Un mois
durant, la presse, les sites, les émissions télé, les coiffeurs et les concierges ne parlèrent plus que « du sombre miracle de la Danse Macabre ». Chacun y alla de sa théorie. Sur Canal-, on
évoqua une arme biologique ; sur le blog de tuttifrutti59 une hallucination collective ; d’après Bernard, esthète capillaire dans le huitième, les ravages d’une drogue importée de Somalie. Un
documentaire sensationnaliste monté par W6, pompeusement titré : « Les dessous de la Danse Macabre », tenta d’établir le lien bancal entre le patron du rad (un certain Roger la Saumure, figure
légendaire des nuits lutéciennes) et un supposé culte ayant maîtrisé les plus hautes arcanes du vaudou, à partir d’os de poulets et de rhum arrangé.
Les rumeurs enflèrent encore lorsque d’autres cas de réanimations spontanées furent bientôt signalés, partout dans l’Hexagone. Nazillons profanateurs dévorés par les occupants d’un cimetière juif
en Alsace, hameau meusien assiégé le temps d’une sanglante Toussaint, diocèse de Carcassonne et Narbonne démantibulé par une horde de squelettes cathares… Cas authentiques, attestés par le
Ministère du Travail et de la Santé.
Des canulars furent décriés, tels le caniche zombi de Neuilly, ou les mouettes possédées de Dunkerque.
Le tableau était moins noir qu’escompté. Tout au plus était-il un peu violet, là où les escarres commençaient à se former. L’attrait touristique de la France, déjà fameux, fut décuplé. Imaginez :
Antonin Artaud déclamant ses vers (à viande, certes, sans doute faudrait-il lui nouer un bavoir), Jim Morrison en guide touristique du Père Lachaise… Une virée en side-car avec Coluche, une
dégustation de grands crus bordelais (coupés de liquide d’embaumement, hélas) avec Desproges lui-même !
À côté des morts-qui-marchent, la Tour Eiffel passait pour un piètre Meccano, le Louvre pour un vide-grenier et la Joconde pour le gribouillis d’un indigent vénitien.
« Walking deads » pour les touristes américains.
« Jiang Shi » pour les chinois.
« Nzùmbe » pour les érudits africains.
Ou encore, en bon français : « Source de devises étrangères. »
Un merchandising d’outre-tombe souffla sur les étals de souvenirs, de toute la force de ses poumons nécrosés : T-shirts ensanglantés, mugs-crânes, vrais faux linceuls, baume zombi pour rendre
quelque raideur aux amants fatigués…
La France, handicapée par son sous-sol pauvre en ressources fossiles, se trouvait subitement assise sur une manne inépuisable. Face à l’or noir des émirats arabes, elle disposait désormais de son
or bistre, et écologique (dénué de fonctions respiratoires ou digestives, le zombi sans émission zéro carbone respecte l’environnement et la tranquillité des voisins… À condition de ne pas y
mettre la main).
Toute richesse créant fatalement des envieux, des étrangers mal intentionnés tentèrent de voler des non-morts avec pour résultat (la faute à une morsure, à un malheureux membre décollé - ce que
c’est fragile un étranger aussi), de grossir leurs rangs.
Un décret présidentiel réintroduisit la peine de mort en droit français, peine exclusivement réservée à qui s’essaierait à l’enlèvement de « ressortissants français réanimés », à tout
prélèvement, à toute analyse médicale non autorisée, à tout acte de violence, à tout examen, à tout regard excédant la durée légale réglementaire qui serait fixée par un décret
ultérieur…
En somme, le zombi devint une espèce protégée.
Au contraire des soixante-cinq millions d’électeurs, qui n’eurent plus qu’à bien barricader leur porte, et se donner l’air aussi peu comestible que possible.
Baroque ’n’ Roll, février 2012, éditions Midgard